« Nul n’est prophète en son pays » : l’expérience polymorphe de faire connaître le droit canadien à l’étranger

Me Sébastien Lafrance, Procureur de la Couronne au Service des poursuites pénales du Canada (SPPC), nous partage son parcours, sa passion et ses conseils sur la pratique fascinante du conférencier en droit à l’international.

Il faut croire en ses rêves, car ils deviennent parfois réalité. Le chemin à parcourir pour les réaliser passe parfois par des sentiers chaotiques et remplis d’embûches. Il peut aussi passer par des sentiers inespérés et inattendus qui nous mènent parfois vers d’autres cieux, vers d’autres pays. Laissez-moi vous raconter l’histoire d’une personne qui vient de nulle part et qui va maintenant partout : la mienne. Issu d’un milieu plus que modeste, je n’aurais que difficilement cru celui ou celle qui m’aurait annoncé dans ma jeunesse que je présenterais un jour des conférences sur divers domaines du droit canadien aux quatre coins de la planète.

La genèse d’un rêve asiatique

Pendant de nombreuses années depuis mon enfance, j’ai nourri et chéri comme la prunelle de mes yeux et de manière quasi-obsessive le rêve d’aller et même de vivre en Russie. Le hasard et le père Noël font parfois bien les choses. Lorsque j’avais six ans, j’ai reçu à ma demande un atlas illustré du monde pour Noël. J’ai alors mémorisé, encore tout jeune, le nom de tous les pays du monde, leurs capitales ainsi que leurs drapeaux.

Quelques pages de cet atlas ont tôt fait de retenir particulièrement mon attention et d’occuper une place prépondérante dans mon jeune esprit : les pages sur l’Union soviétique. Ce pays d’alors, par sa carte imposante dans l’atlas et sa composition culturelle diversifiée qui y était détaillée, m’avait laissé une impression forte et indélébile en dépit des différences politiques qui distinguaient ce pays du nôtre, ce dont j’avais bien conscience à l’époque en dépit de mon jeune âge. C’est ainsi que, quelques années plus tard, alors que j’avais neuf ans, j’ai décidé de commencer l’apprentissage de la langue russe par moi-même, langue que j’ai finalement maîtrisée couramment après quelques années de pratique.

Des dizaines d’années se sont toutefois écoulées depuis la genèse de mon rêve russe sans que je puisse le réaliser, faute d’opportunité de mettre les pieds là-bas. Mes études et mon travail m’avaient alors amené à voyager sur plusieurs continents où j’avais eu la chance de donner, par exemple, quelques conférences sur le droit, nommément en Belgique, en Finlande et en Suède, ou bien de remporter en 2006, alors que j’étais étudiant, le premier prix avec mon équipe d’un concours international de plaidoirie en droit international en Tunisie. Je devais cependant me rendre à l’évidence : si la Russie m’était inaccessible, l’Asie au complet m’était encore inconnue. J’ai donc eu l’idée, au début de la quarantaine, d’élargir le spectre de mes intérêts, d’examiner d’autres horizons et, ainsi, de donner une kyrielle de conférences en Asie. En somme, j’ai décidé de transformer mon rêve russe en rêve asiatique.

Donner des conférences à l’étranger

L’idée de donner des conférences à l’étranger ne m’est toutefois pas venue toute seule. Il est vrai que, très tôt dans ma vie, je me suis rendu compte que le monde était beaucoup plus vaste que l’environnement immédiat qui m’entourait. Mon environnement familial m’a également inculqué l’importance existentielle et viscérale dans la vie d’aller vers autrui, de lui accorder, parfois avec une nécessaire abnégation, toute son attention et son affection sincères, même si l’on devait parfois ne pas être d’accord avec les idées véhiculées par celui-ci. Cette prise de conscience couplée à cette leçon de vie se sont notamment traduites par un amour inconditionnel, voire passionnel, envers les langues étrangères et une discipline de fer pour en apprendre une multitude : le russe, l’allemand, l’espagnol, etc. jusqu’à un total de vingt-cinq aujourd’hui.

Par contre, un événement en particulier a su faire la connexion entre cette ouverture sur le monde et ma carrière. De 2010 à 2013, alors que j’avais le privilège d’enseigner différents cours de droit à la Faculté de droit civil de l’Université d’Ottawa, une de mes brillantes étudiantes d’origine haïtienne m’avait alors demandé si l’idée de donner une semaine de cours intensifs en Haïti sur le droit international public, cours que je lui enseignais alors à l’Université d’Ottawa, pouvait m’intéresser, car elle pouvait me mettre en contact directement avec des personnes prêtes à réaliser ce projet. J’ai accepté son offre immédiatement et sans hésitation. Je garde un souvenir impérissable de cette expérience. Non seulement la transmission de la connaissance juridique dans un pays autre que le Canada a été une expérience formatrice forte pour le conférencier en droit que je suis, mais l’affection profonde reçue de l’auditoire en retour m’avait aussi profondément marquée.

Cette dernière expérience, complémentée de ma soif intarissable d’aller au-delà des sentiers battus et de m’ouvrir au monde, m’a alors poussé, alors que j’étais maintenant procureur de la Couronne fédérale, à contacter plusieurs universités et organisations internationales situées à l’étranger comme INTERPOL pour leur offrir mes services de conférencier en droit criminel et pénal, en droit constitutionnel ainsi qu’en droit international – des domaines qui ont plus aisément vocation par nature à être partagés au niveau international – en Asie. En somme, j’ai lancé une bouteille à la mer en contactant ces universités et ces institutions. J’ai eu la chance inestimable que cette bouteille ait été reçue par plusieurs et que ceux l’ayant reçue aient répondu à l’appel. Lancer ainsi une bouteille à la mer peut paraître empreint d’une certaine folie, mais je vous assure que cette folie est douce. Il ne faut surtout pas laisser cette épithète entraver votre élan, car vous pourriez vous-mêmes être surpris si vous deviez éventuellement tenter de faire la même chose, car bien souvent nul n’est prophète en son pays.

Comment établir un contact avec le cœur et la raison de son auditoire à l’étranger

Devenir conférencier à l’étranger n’est cependant pas de tout repos. Dans le cadre de ma préparation pour devenir conférencier en Asie, j’ai entamé l’apprentissage de plusieurs langues asiatiques avec différents niveaux de maîtrise, dont l’indonésien, le vietnamien, le thaï et je complèterai bientôt un certificat en chinois mandarin à l’Université de Toronto.

Bien qu’il ne soit pas nécessaire dans l’absolu d’apprendre une ou plusieurs langues étrangères pour donner des conférences à l’étranger (tout avocat peut y faire son chemin en s’y donnant corps et âme), il est cependant indéniable que le contact établi avec les personnes situées à l’étranger examinant une offre de service pour donner une conférence en droit et, à plus forte raison, avec l’auditoire concerné directement s’en trouvera grandement amélioré, le cas échéant. Par exemple, je ne peux que me remémorer avec émotion les applaudissements reçus récemment en Indonésie de la part des étudiants à qui je m’adressais en indonésien. Il en est de même de la réaction visible qui pouvait se lire sur les visages des étudiants lors des conférences que j’ai données au Vietnam alors que je leur disais mon affection pour leur pays en vietnamien. La citation suivante de Nelson Mandela reflète précisément cette idée : « Si vous parlez à un homme dans une langue qu’il comprend, vous parlez à sa tête. Si vous lui parlez dans sa langue, vous parlez à son cœur. » Il s’agit également d’établir un contact sincère avec le pays qui vous intéresse. Il faut admettre qu’il n’y pas de meilleure façon d’exprimer la sincérité de son intérêt que l’apprentissage de la langue du pays visité.

Outre la langue étrangère, le travail que représente la préparation d’une conférence en droit à l’étranger est titanesque. Il est impératif de ne pas se reposer sur ses lauriers. En ce qui me concerne, puisque ces conférences sont données à l’extérieur de mon cadre de travail, toutes les heures de préparation (et elles sont nombreuses) sont accomplies après les heures normales de travail et les fins de semaine.

Lorsqu’on prépare une conférence visant à être donnée à l’étranger, non seulement est-il avisé de maîtriser tous les aléas du droit canadien à propos duquel on a l’intention de parler, mais il est aussi sage et recommandé, idéalement, de se familiariser avec le droit interne du pays où l’on présentera sur le sujet choisi. En somme, être familier avec le droit du pays d’accueil sur le sujet présenté et même trouver des points communs entre ce dernier et le droit du Canada, ce qui n’est pas toujours évident a priori, deviennent à mon avis des éléments-clés incontournables pour le succès de la conférence. Autrement, cette dernière pourrait être dénuée de tout intérêt pour l’auditoire. Par conséquent, je me dois de vous dire, sur une note humoristique, que le café et votre paire de lunettes, si vous en avez besoin pour lire, deviennent vos meilleurs amis pendant une bonne partie de la période préparatoire.

L’objectif du conférencier est d’établir un contact avec le cœur et la raison de l’auditoire du pays d’accueil. Dans cette optique, pourquoi ne pas complémenter la période préparatoire à la conférence par l’audition de musique caractéristique du pays d’accueil? Non seulement cela rendra l’aventure encore plus agréable, mais la connaissance de la musique locale (même ténue) que vous pourriez commenter en aparté de votre conférence ne pourra vous attirer que de la sympathie, voire du respect, de la part de l’auditoire. Ainsi, si vous n’avez pas la bosse des langues comme moi pour quelque raison que ce soit, vous seriez toujours capable de toucher de façon positive à une corde sensible du pays d’accueil en exprimant votre amour pour sa musique.

La beauté de donner des conférences à l’étranger

Donner des conférences, c’est recevoir autant que l’on donne. Par exemple, j’ai récemment eu l’occasion de donner huit conférences sur différents sujets juridiques en cinq jours à Surabaya en Indonésie. Pour certains, une telle entreprise pourrait correspondre à de la folie furieuse. Cependant, l’important dans l’idée de donner des conférences à l’étranger ne réside pas tant dans la quantité de conférences données, de pays visités, d’histoires touristiques à raconter lors de son retour, mais réside plutôt dans la qualité souvent émouvante et intellectuellement vivifiante des rencontres faites à l’occasion des conférences. Il s’agit d’un véritable oxygène qui rafraîchit tant l’esprit rationnel du conférencier que son âme, qui le connecte, à mon sens, à l’intime essence de l’humanité.

En outre, donner des conférences en Asie, c’est la chance d’admirer, entre autres, la beauté indescriptible du Taj Mahal en Inde, de déguster avec appétit le bún chả du Vietnam, d’humer les effluves florales uniques à Hong Kong, d’observer les ruines de St-Paul à Macao, de profiter de la quiétude que procurent les eaux bordant le nord de l’Australie, d’entendre les mélodies harmonieuses du gamelan en Indonésie, d’être ému jusqu’aux larmes par l’architecture de certains monuments en Thaïlande, d’être touché par l’intemporalité du temple d’Angkor Wat au Cambodge, d’être revivifié par le parc national d’Alishan à Taïwan, d’être remué par le dynamisme de Singapour, et bien plus. Par contre, rien ne remplacera jamais le contact privilégié que j’ai eu avec l’auditoire de ces conférences, véritable fil d’Ariane de ces expériences.

En somme, si j’ai été mû par mon rêve russe initialement et qu’il occupe encore une place de choix dans mon esprit, mon rêve asiatique est maintenant bien ancré dans la réalité. Tout cela pour dire qu’il faut garder ses rêves vivants et aller de l’avant avec l’entêtement et la naïveté de « la charge de l’orignal épormyable » (Réjean Ducharme, 1956), quitte à les modifier quelque peu au gré des occasions qui s’offrent à soi. Il est important de garder l’esprit ouvert, d’écouter et de s’adapter aux événements plutôt que d’imposer sa propre compréhension du monde qui nous entoure. Cette Weltanschauung est susceptible de réserver de bien belles surprises à quiconque acceptera cette prémisse, comme en témoigne mon parcours.

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