Esclavage par ascendance en Afrique de l’Ouest : un problème d’application de la loi

Par Valérie Couillard[1]

Cette année, j’ai eu l’immense privilège de travailler auprès des membres d’organisations de la société civile qui travaillent sans relâche depuis plusieurs années à l’éradication de la pratique de l’esclavage par ascendance en Afrique de l’Ouest : Temedt au Mali, SOS-Esclaves en Mauritanie et TIMIDRIA au Niger. Nous avons produit ensemble un rapport analysant 10 ans de lutte, soutenu par Anti-Slavery International, la plus vielle organisation internationale au monde (créée en 1839). Le rapport a été lancé le 8 juin 2019 à Niamey, à l’occasion de l’inauguration de la journée annuelle de lutte pour l’éradication de la pratique de l’esclavage au Niger[2]. J’ai aussi animé trois jours de tables rondes à Nouakchott en Mauritanie, réunissant juges et procureurs des tribunaux traitant des plaintes d’esclavage.

Esclavage par ascendance

L’esclavage par ascendance existe toujours au Sahel, soit en Mauritanie, au Niger, au Mali, au Tchad et au Soudan. En outre, dans plusieurs autres sociétés africaines, certaines personnes sont considérées comme des descendants d’esclaves et d’autres comme des propriétaires d’esclaves. Le statut d’esclave par ascendance se transmet par la lignée maternelle.  Certaines personnes naissent en esclavage parce que leurs ancêtres ont été capturés et que leurs familles ont depuis été considérées comme la propriété de certaines autres personnes et familles « maîtres ». Les personnes qui naissent en situation d’esclavage travaillent sans salaire et s’occupent typiquement des terres ou des animaux de ceux qui se qualifient comme leurs maîtres. Elles n’ont accès ni à l’éducation ni à l’état civil. Elles peuvent être vendues ou encore données en cadeau ou en héritage. Les femmes sont particulièrement vulnérables aux abus sexuels de leurs maîtres et il n’est pas rare qu’elles se trouvent assujetties à des grossesses forcées. Les enfants, bien que conçus par les maîtres, n’obtiennent alors pas d’acte de naissance et à leur tour deviennent esclaves, à travers la lignée maternelle.

Avancées législatives et problème d’application

Du point de vue législatif et normatif, on compte plusieurs avancées significatives : au Mali « l’esclavage n’est plus tabou », mais un projet de loi criminalisant spécifiquement l’esclavage reste bloqué aux dernières étapes législatives avant son adoption depuis plusieurs années ; en Mauritanie, une loi en 2007 (ensuite modifiée en 2015) est venue criminaliser l’esclavage et créer trois cours pénales spécialisées pour traiter des questions spécifiques à l’esclavage ; au Niger, la loi criminalisant l’esclavage (adoptée en 2003) témoigne de la reconnaissance du problème. Toutefois, dans chacun de ces pays, les gains théoriques au niveau législatif ne suffisent pas et, dans la pratique, ni les autorités de l’État ni les instances judiciaires ne sont en mesure de mettre les lois en œuvre de manière efficace. Au Mali, l’instabilité politique des dernières années ne fournit pas le contexte nécessaire. Très paradoxalement en Mauritanie, malgré la création des cours spéciales, le discours gouvernemental nie l’existence de pratiques esclavagistes et relègue la question au passé en se contentant de gérer les « séquelles » d’un phénomène supposé révolu. Au Niger, la loi de 2003 est mal appliquée, l’esclavage étant parfois puni en tant que petit délit au lieu d’être traité comme un crime sérieux.

Sortir de l’esclavage est pratiquement impossible sans un soutien rigoureux et l’absence de document d’identité perpétue souvent la discrimination et la situation de subordination après la sortie de l’esclavage. Le soutien aux victimes est donc une des pierres angulaires du travail de lutte pour l’éradication de l’esclavage. Dans les trois pays toutefois, ce sont les organisations de la société civile et non les gouvernements qui facilitent la sortie des personnes encore captives du phénomène et la réhabilitation de celles qui en ont été libérées.

Les femmes sont les plus affectées

L’Organisation internationale du travail indique que parmi les personnes affectées par l’esclavage moderne dans le monde, 71% sont des femmes ou des filles[3]. La décision de sortir de l’esclavage est plus difficile à prendre pour les femmes qui ont souvent des enfants à charge et qui ont peu d’espoir de devenir indépendantes financièrement. Devant la justice, les femmes rencontrent plusieurs obstacles, notamment en raison de l’application de principes discriminatoires. Par exemple, la valeur probante de leurs témoignages peut être considérée moindre que celle des témoignages des hommes lorsque les affaires sont entendues devant des autorités judiciaires à fondement religieux. Aussi, les femmes risquent d’être incriminées injustement lorsqu’elles s’adressent à la justice : les femmes esclaves qui ne sont pas mariées risquent par exemple d’être accusées d’activités sexuelles illégales. La menace de procédures pénales a été explicitement utilisée contre les femmes survivantes, très probablement dans le but de les décourager de porter plainte.

L’application de présomptions discriminatoires à l’égard des femmes a notamment pu être observée au Niger, où Dame Hadjatou Mani a été accusée de bigamie devant la justice pénale nationale par son ex-maître qui l’a tenue en esclavage en tant que femme Wahaya[4] pendant 9 ans. Ce cas a été par la suite présenté devant la Cour de la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) en 2008 qui a déclaré que le Niger avait failli à son obligation de protéger les droits de la jeune fille vendue en esclavage alors qu’elle avait 12 ans[5]. Dans l’Affaire Said et Yarg en Mauritanie, la mère des enfants, aussi esclave, a été culpabilisée pour avoir « permis » que ses enfants soient des esclaves[6].

L’adoption de mesures pour aider les femmes à sortir de l’esclavage et à entreprendre des procédures en justice est d’importance primordiale. Il existe de nombreux outils pour lutter spécifiquement contre les violations à l’égard des femmes aux niveaux international, régional et national. Le Protocole à la Charte africaine relatif aux droits des femmes protège les femmes contre toutes les formes de violence (incluant la violence économique), interdit les pratiques néfastes (telles que la pratique de la Wahaya, les mutilations génitales féminines et le mariage forcé) et affirme leurs droits de participation et de représentation civile et politique[7]. Cet important protocole a été ratifié par 42 États africains sur 55 membres de l’Union africaine, incluant la Mauritanie et le Mali, mais excluant le Niger.

 

[1] Valérie Couillard est avocate membre du Barreau du Québec (1999). Après quelques années de pratique en droit criminel et pénal, elle s’est tournée vers le droit international des droits humains. Elle a vécu en Gambie où elle a assisté la Rapporteuse spéciale sur les droits des femmes de l’Union africaine (2005-2007). Elle a aussi occupé les postes de Directrice juridique au sein du Forest Peoples Programme et de Minority Rights Group International (deux ONG internationales basées en Angleterre) où elle a soutenu les droits des peuples autochtones à posséder et contrôler leurs terres (2008-2017). Elle est maintenant Consultante juridique indépendante et Membre experte du Groupe de travail sur l’environnement et les industries extractives de la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples.

[2] Valérie Couillard pour le compte d’Anti-Slavery International, Difficile passage vers la liberté : dix années de travail contre l’esclavage par ascendance en Afrique de l’Ouest, juin 2019, [en ligne] https://www.antislavery.org/wp-content/uploads/2019/09/AntiSlavery-Report-french.pdf; https://www.antislavery.org/wp-content/uploads/2019/09/AntiSlavery-Report-english.pdf.

[3] Organisation internationale du travail, Estimations mondiales de l’esclavage moderne, Genève, 2017, [en ligne] https://www.ilo.org/wcmsp5/groups/public/@ed_norm/@ipec/documents/publication/wcms_596484.pdf.

[4] La Wahaya est une pratique au Niger selon laquelle un homme peut légalement marier quatre femmes et les « cinquième femmes » sont des esclaves. Pour plus d’information, consulter : Sarah Mathewson pour le compte d’Anti-Slavery International, Child Bride or Slave? The Girls in Niger Who Are Both, 2 décembre 2012,  [en ligne] https://www.girlsnotbrides.org/child-bride-or-slave-the-girls-in-niger-who-are-both/ ; et Galy Kadir Abdelkader et Moussa Ganzaou pour le compte d’Anti-Slavery International et de TIMIDRIA, WAHAYA : Domestic and Sexual Slavery in Niger, [en ligne] https://ohchr.org/Documents/Issues/Women/WRGS/ForcedMarriage/NGO/AntiSlaveryInternational1.pdf.

[5] Hadijatou Mani Koraou v. The Republic of Niger, Cour de la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest, 27 octobre 2008, application n° ECW/CCJ/APP/08/08, jugement n° ECW/CCJ/JUD/06/08, [en ligne] https://www.unodc.org/res/cld/case-law-doc/traffickingpersonscrimetype/ner/2008/h_m__v__republic_of_niger_html/Hadijatou_Mani_v._Republic_of_Niger_Community_Court_of_Justice_Unofficial_English_translation.pdf.

[6] Minority Rights Group International et SOS-Esclaves agissant aux noms de Said Ould Salem et Yarg Ould Salem dans l’affaire les opposant au Gouvernement de la République de Mauritanie, communication n° 7/Com/003/2015, décision n° 003/2017, Comité africain d’experts sur les droits et le bien-être de l’enfant, 15 décembre 2017. Pour un résumé non-officiel de l’affaire, consulter Emelie Kozak pour le compte de Minority Rights Group, Briefing : Décision historique sur l’incapacité persistante de la Mauritanie à éradiquer l’esclavage des enfants, juin 2018, [en ligne] https://minorityrights.org/wp-content/uploads/2018/07/MRG_Brief_Maurit_FRE_May18_3-2.pdf.

[7] Relativement au problème de la représentation politique des femmes, une évaluation d’Anti-Slavery International conduite en 2017 indiquait que le système judiciaire en Mauritanie comptait 330 magistrats, dont seulement 2 étaient des femmes. De plus, parmi ces 330 magistrats, seulement 8 étaient d’origine harratine, groupe ethnique touché par l’esclavage. Les femmes sont peu représentées au niveau politique, mais aussi à l’intérieur même des organisations de la société civile.

 

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