Limiter le droit de vote des expatriés québécois : une violation de la Charte canadienne?

Dans la foulée de l’arrêt de la Cour suprême Frank c. Canada (Procureur général) invalidant la restriction de 5 ans au droit de vote des expatriés canadiens, Me Bruno Gélinas-Faucher remet en question la constitutionnalité de l’article 282 de la Loi électorale du Québec qui prévoit une restriction de 2 ans au droit de vote des expatriés et explore les voies de recours. 

En 2019, dans son arrêt Frank c. Canada (Procureur général)[1], la Cour suprême du Canada a déclaré invalides des portions de la Loi électorale du Canada[2] retirant le droit de vote à des citoyens canadiens ayant résidé à l’extérieur du Canada pendant plus de cinq ans. L’affaire fit grand bruit dans les médias[3] et plusieurs expatriés poussèrent un soupir de soulagement en apprenant que leur droit de vote était protégé.

Il est toutefois surprenant que, dans la foulée de l’affaire Frank, peu d’attention se soit dirigée vers le régime québécois qui impose une restriction encore plus stricte. En effet, l’article 282 de la Loi électorale du Québec[4] retire le droit de vote aux Québécois qui ne résident plus au Québec depuis plus de deux ans :

282. Un électeur qui quitte temporairement le Québec et qui y est domicilié depuis 12 mois à la date de son départ peut exercer son droit de vote hors Québec pendant les deux ans qui suivent son départ. […]

La disposition incorpore certaines exceptions pour les personnes travaillant pour le compte du gouvernement ou au sein d’un organisme international dont le Canada ou le Québec est membre (ONU, etc.). Malgré cette exception, plusieurs membres d’AHQ œuvrant à l’extérieur de la province depuis plus de deux ans ont sans doute été affectés par cette mesure lors des dernières élections provinciales. Or, en appliquant les principes dégagés de l’arrêt Frank, il est fort probable que cette limite au droit de vote des expatriés québécois constitue une violation de leur droit constitutionnel.

L’article 3 de la Charte canadienne garantit le droit de vote aux élections fédérales et provinciales:

3. Tout citoyen canadien a le droit de vote et est éligible aux élections législatives fédérales ou provinciales.

Comme l’indique la Cour suprême dans Frank, « le vote est un droit politique fondamental, et le droit de voter est un principe de base de notre démocratie[5]. » Ainsi, « toute restriction du droit de vote doit faire l’objet d’un examen minutieux et ne saurait être tolérée sans justification impérieuse[6] ». C’est d’ailleurs en procédant à cet examen rigoureux que la Cour conclut que le retrait du droit de vote aux expatriés canadiens est contraire à l’article 3 et n’est pas justifié au regard de l’article premier. Le raisonnement de la Cour repose notamment sur le fait que la restriction de cinq ans a une portée excessive :

Elle s’applique à tort à des personnes auxquelles elle n’est pas censée s’appliquer, et ce, d’une manière qui est beaucoup plus large que nécessaire. Bien qu’elle cherche à empêcher les personnes qui n’ont pas un rattachement suffisant au Canada de voter, aucune corrélation n’a été établie entre, d’une part, le nombre d’années qu’un citoyen canadien a résidé à l’étranger et, d’autre part, l’ampleur de son engagement subjectif envers le Canada. Bon nombre de citoyens non résidents maintiennent des liens profonds et durables avec le Canada par la famille, les médias en ligne et les séjours au pays, et en payant des impôts et en touchant des prestations sociales[7].

Il est intéressant de noter que le Québec est intervenu devant la Cour suprême dans Frank pour justifier son approche. La Cour fut prudente dans sa décision en évitant de se prononcer sur les régimes provinciaux. Toutefois, en étudiant si la limite de cinq ans avait un lien rationnel avec l’objectif de préserver l’intégrité des élections, la Cour mentionne au passage que des considérations différentes pourraient être prises en compte pour les provinces, notamment parce qu’il n’existe pas d’équivalent provincial à la notion de citoyenneté et que la résidence pourrait ainsi jouer un rôle plus important[8].

Toutefois, même en acceptant que les provinces possèdent une plus grande marge de manœuvre, l’argument du Québec demeure très faible. La limite dans Frank était de 5 ans alors qu’elle est de seulement 2 ans au Québec. Encore plus important, le raisonnement relatif à la portée excessive de la mesure s’applique mutatis mutandis à la situation du Québec. Bon nombre d’expatriés maintiennent des liens étroits avec le Québec et la limite de deux ans ne semble pas répondre à un impératif quelconque. L’illustration est particulièrement frappante pour les étudiants québécois qui vont temporairement à l’étranger : la limite de deux ans ne permet même pas de couvrir la durée d’un diplôme de premier cycle. Pourtant, l’État québécois fait des pieds et des mains pour préserver le lien d’attachement avec ses étudiants expatriés. Ces derniers conservent notamment leur couverture d’assurance maladie à la RAMQ pour toute la durée de leurs études à l’étranger. Difficile dans ce contexte de justifier qu’ils perdent malgré tout leur droit de vote et que la restriction de l’article 282 constitue une atteinte minimale! Tout comme le régime fédéral, la limite de deux ans « s’applique à tort à des personnes auxquelles elle n’est pas censée s’appliquer[9] ».

Il n’est donc pas surprenant que certains commentateurs aient noté que les restrictions provinciales deviennent « le prochain champ de bataille ou le prochain débat[10] ». C’est dans ce contexte que le présent auteur a décidé d’évaluer l’opportunité de lancer un recours afin d’invalider la restriction imposée par l’article 282. Il est à espérer que les expatriés québécois pourront bénéficier d’une protection de leur droit de vote au provincial qui est aussi robuste que celle accordée par la Cour suprême au fédéral.

 

Bruno Gélinas-Faucher, candidat au PhD, université de Cambridge

[1] 2019 CSC 1.

[2] L.C. 2000, ch. 9, [en ligne] https://laws-lois.justice.gc.ca/fra/lois/E-2.01/index.html.

[3] François Messier, La Cour suprême protège le droit de vote des expatriés, Radio-Canada, dernière modification le 11 janvier 2019, [en ligne] https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1146233/droit-vote-expatries-canada-cour-supreme-constitution.

[4] RLRQ, ch. E-3.3, [en ligne] http://legisquebec.gouv.qc.ca/fr/ShowDoc/cs/E-3.3.

[5] Frank c. Canada (Procureur général), para. 1.

[6] Id.

[7] Id., résumé de l’arrêtiste et para. 69.

[8] Id., para. 61.

[9] Id., résumé de l’arrêtiste.

[10] Parick Taillon dans François Messier, préc., note 3.

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