Justice militaire américaine: Nuire à trop dénoncer

Capc Pascal Lévesque, (Kingston, Canada)

De fermes propos de la chaîne de commandement auraient des conséquences néfastes sur l’équité de procès militaires aux Etats-Unis.

Si vous êtes un membre d’un comité de cour martiale américaine, votre impartialité peut être minée lorsque vous juger une affaire d’agression sexuelle. C’est du moins ce que des avocats représentants les accusés ont récemment plaidé devant les juges militaires américains. D’après le Stars and Stripes(1) – journal destiné principalement à la communauté militaire des États-Unis – des propos prononcés par des représentants de la chaîne de commandement pourraient être perçus comme ayant été intempestifs dans la dénonciation des agressions sexuelles. À un point tel que dans le cas du président Barrack Obama, commandant en chef des armées américaines, on a jugé que la limite avait été franchie, liant indument les mains des cours martiales notamment quant à la détermination de la peine à imposer en cas de condamnation.

Aux grands maux, les grands mots

Cette situation tire son origine des déclarations des autorités – tant civiles que militaires – faites en réaction aux révélations sur les problèmes systémiques des forces américaines quant au traitement des plaintes d’agressions sexuelles, lesquelles auraient atteint de graves proportions. Dans la dénonciation de ce type de crime, certains ont précisé le traitement qui devait s’imposer à ceux ayant commis de tels gestes. Dans le cas du Président Obama, il a dit le 7 mai dernier lors d’une conférence de presse: «[Traduction libre] En bout de ligne, je n’ai aucune tolérance pour ça, je m’attends à des conséquences. Donc, je ne veux plus de discours ou de programmes de formation et de sensibilisation où, en fin de compte, tout le monde reste indifférent. Si nous apprenons que quelqu’un a une telle conduite, il doit rendre des comptes, être accusé, démis de ses fonctions, jugé en cour martiale, viré, destitué dans le déshonneur. Point à la ligne. «(2)

À la décharge du président, les révélations concernant le traitement des plaintes d’agressions sexuelles étaient à ce point troublantes qu’elles commandaient une forte réponse de la part des autorités. De plus, sa réaction ne fut pas isolée, le président ajoutant sa voix au concert de réprobation publique provenant de hauts gradés et du secrétaire à la Défense, Chuck Hagel (3). N’empêche, des juges militaires ont estimé que, quelles qu’aient été ses intentions, les propos du Président ont nui au processus judiciaire.

Une influence de la chaîne de commandement qui serait indue

The Pentagon US Department of Defense buildingL’article 37 du Unified Code of Military Justice (UCMJ) dispose qu’il est interdit [Traduction libre] «…de tenter d’exercer de la pression ou, par quelconque manière non-autorisée, d’influencer le déroulement d’une cour martiale, de tout autre tribunal militaire ou de l’un de leurs membres«(4). Cette influence indue de la chaîne de commandement a été décrite par les cours d’appel militaires américaines comme étant «l’ennemi mortel de la justice militaire(5)» . On peut comprendre aisément l’objectif de cette interdiction: contrer toute tentation qu’aurait la hiérarchie militaire de sécuriser un verdict ou une sentence dans un sens ou dans l’autre en utilisant son pouvoir d’émettre des ordres.

À la lumière de cette interdiction, les propos du Président Obama sont de deux ordres: ceux où il exprime son intolérance et ceux où il énonce les conséquences qu’il souhaite. Le 12 juin dernier, dans l’affaire United States v. Johnson (6) le capitaine de frégate Fulton, juge militaire, a déterminé que lorsque le président ne fait qu’exprimer son opprobre à l’encontre des agressions sexuelles, sans exiger de résultat dans un dossier en particulier, il n’exerce pas de d’influence indue. Le même raisonnement vaut lorsqu’il déclare que les auteurs doivent rendre des comptes, ne faisant-là que réaffirmer un des buts poursuivis par la justice militaire. En revanche, lorsque le président énonce les résultats auxquels il s’attend, en particulier quant au verdict et à la sentence, il franchit la ligne. Le juge Fulton a considéré que les dires du président influencent, du moins en apparence, le jugement indépendant et la discrétion de ceux occupant des fonctions judiciaires. Le ton est directif. La référence à une peine, précise. Ceux étant reconnus coupables «doivent (être) destitué dans le déshonneur» («got to be» dishonorably discharged)(7) . Comme remède aux arguments et plaidoiries faits, le juge Fulton décida qu’en cas de condamnation, les membres de la cour martiale ne pourraient imposer une peine de destitution (8). Dans une autre affaire, le juge militaire a plutôt permis à la défense de récuser 5 candidats-jurés sans justification(9).

La Maison Blanche a d’abord tenté de limiter les dégâts en prétendant que le Président Obama ne faisait qu’énumérer les possibles conséquences auxquelles s’exposent ceux qui commettent des agressions sexuelles (10). Toutefois, il semble qu’une brèche ait été ouverte. Brèche que, selon le Stars and Stripes, les avocats de la défense n’ont pas manqué d’ailleurs d’exploiter dans d’autres dossiers, en particulier dans l’affaire United States v. Sinclair où un brigadier-général de l’armée est notamment accusé d’inconduite à caractère sexuel à l’encontre de plusieurs subordonnées (11). D’ailleurs, un tel effet d’entraînement s’était produit l’an dernier lorsque le commandant du Corps des Marines des États-Unis, le général James A. Amos, avait déclaré publiquement que « 80% des plaintes d’agressions sexuelles étaient fondées ». Dans plus de soixante dossiers, les accusés ont avancé qu’il s’agissait-là d’influence indue de la chaîne de commandement. Les juges ont accueilli leurs requêtes dans la presque totalité des cas (12).

Dans l’affaire Johnson, la poursuite a réagi rapidement afin d’endiguer une possible « hémorragie judiciaire » en demandant l’intervention de la Cour des appels criminels de la Marine américaine et du Corps des Marines. Le recours extraordinaire visait à sommer le juge militaire Fulton d’annuler sa décision quant à la qualification des propos du président et à l’imposition d’une limite quant à la détermination de la peine (13). La Cour accorda la requête et ordonna un arrêt des procédures en première instance d’ici à ce qu’elle statue sur le fond de l’affaire (14).
Peu après, le secrétaire à la défense s’est adressé dans une lettre à tous les acteurs de la justice militaire américaine exerçant un pouvoir discrétionnaire, tel que les commandants, les avocats militaires, les juges militaires, les autorités convocatrices des cours martiales ainsi que les membres des comités de ces cours (15). Il a rappelé l’importance, pour lui et pour le président, que tous prennent leurs décisions en toute indépendance professionnelle, selon les faits de chaque affaire, sans égard aux intérêts personnels, à la progression de carrière ou à la perception de quelconque résultat attendu par la chaîne de commandement. Il sera intéressant de voir si les tribunaux militaires américains jugeront cette mesure suffisante pour avoir dissiper le potentiel d’influence indue des propos antérieurs.

Par ailleurs, les propos prononcés par la chaîne de commandement ne constituent pas la seule source potentielle d’impartialité. Dans United States v Eller, la Cour d’appel criminelle de l’Aviation américaine a confirmé la décision du juge de première instance d’écarter un colonel du comité de la cour martiale. Toutefois, ce n’est pas en raison de l’impact qu’auraient eu les propos du président sur le colonel que le juge fut justifié d’agir ainsi. C’est plutôt en raison des réponses que le colonel a donné aux procureurs au cours du processus de sélection des membres du comité de la cour. Réponses qui laissaient présager un préjugé défavorable envers l’accusé(16).

Qu’en serait-il au Canada?

D’abord, à la différence du système américain, les membres des comités des cours martiales (jouant un rôle analogue à celui des jurés) n’ont pas le pouvoir au Canada de fixer la sentence. Ce pouvoir est réservé au juge militaire, protégé contre l’influence par l’indépendance judiciaire. Néanmoins, leur rôle quant à la détermination du verdict demeure.

Ensuite, à l’instar à l’article 37 du UCMJ, l’alinéa 302d) de la Loi sur la défense nationale (17) dispose qu’il est interdit d’ « imprimer des remarques ou de tenir des propos de nature à exercer une influence indue » sur un tribunal militaire, ce qui comprend les membres du comité d’une cour martiale (18). De mémoire, jamais personne n’a été accusé de cette infraction. Et pour cause. Traditionnellement, les représentants de l’exécutif au Canada font généralement preuve de retenue lorsque vient le temps de commenter le cours de la justice (19), même lorsque les propos ne portent pas sur une affaire en particulier, et même lorsque qu’aucune accusation n’a été déposée.

Il s’agit en fait d’une interprétation large de la règle du sub judice, littéralement « sous le juge » autrement dit sous autorité judiciaire (20). Elle signifie que lorsqu’une cause se trouve devant les tribunaux l’on s’abstiendra, notamment par des commentaires quant à l’issue de cette cause, de se substituer aux juges. À l’usage, les personnes occupant des charges publiques ont appliqué la règle également aux cas susceptibles de poursuites judiciaires.

Dans le cas de la justice militaire américaine il est à prévoir que, vu l’enjeu, une ou plusieurs de ces affaires portera le débat devant la Cour d’appel des Forces armées des États-Unis – la cour d’appel militaire des cours d’appel militaires (21). Sans égard à leur résultat final, ces affaires illustrent l’importance de protéger le processus judiciaire. Sans museler les représentants de l’exécutif, la règle du sub judice les incite à la prudence dans leurs propos afin de respecter la séparation des pouvoirs entre les pouvoirs exécutif et judiciaire. Il faut donc être vigilant pour veiller à ce qu’il y ait la coordination nécessaire entre les conseillers juridiques et ceux en communication agissant auprès des politiciens. À défaut, le risque est élevé que ces derniers, même sans aucune mauvaise foi, ne nuisent au processus judiciaire en voulant trop dénoncer.

Le capc Pascal Lévesque, CD, LL.B., M.A., LL.M, Cabinet du juge-avocat général. Président de la Section nationale du droit militaire de l’Association du Barreau canadien. Avocat militaire, présentement au Centre de droit militaire des Forces canadiennes à l’Académie canadienne de la défense, à Kingston en Ontario.
Les opinions exprimées ici sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement ni les opinions, ni les politiques du Gouvernement du Canada, du ministère de la Défense nationale, des Forces canadiennes, de l’Académie canadienne de la défense ou du Cabinet du juge-avocat général.

(1) Stars and Stripes : www.stripes.com/.
(2) Erik Slavin, « Judge: Obama sex assault comments ‘unlawful command influence’ », Stars and Stripes (14 juin 2013) en ligne : Stripes.com https://www.stripes.com/judge-obama-sex-assault-comments-unlawful-command-influence-1.225974 (4 sept 2013). Voir aussi Michael O’Brien, « Obama: ‘No tolerance’ for military sexual assault », NBC Politics (7 mai 2013) en ligne : NBCNews.com https://nbcpolitics.nbcnews.com/_news/2013/05/07/18107743-obama-no-tolerance-for-military-sexual-assault?lite (4 sept 2013).
(3) Département de la Défense des États-Unis, compte-rendu « Department of Defense Press Briefing with Secretary Hagel and Maj. Gen. Patton on the Department of Defense Sexual Assault Prevention and Response Strategy from the Pentagon » (7 mai 2013), en ligne : Defence.gov https://www.defense.gov/transcripts/transcript.aspx?transcriptid=5233 (4 sept 2013).
(4) Uniform Code of Military Justice, 10 USC chapter 47 § 837, en ligne: Legal Information Institute (LII) https://www.law.cornell.edu/uscode/text/10/837 (4 sept 2013).
(5) United States v. Thomas, 22 M.J. 388, 393 (C.M.A. 1986).
(6) United States v. Ernest Johnson (SH2), N.M.C.T.J., Hawaii Judicial District (12 juin 2013), en ligne : Stripes.com https://stripes.com/polopoly_fs/1.225981.1371237097!/menu/standard/file/johnson-uci-ruling.pdf (4 sept 2013).
(7) Ibid. à la p. 10.
(8) Ibid. aux pp. 13-14.
(9) Erik Slavin, « Obama comments becoming common part of military sex assault trials», Stars and Stripe (15 juillet 2013) en ligne : Stripes.com https://www.stripes.com/news/obama-comments-becoming-common-part-of-military-sex-assault-trials-1.230443 (4 sept 2013) [Slavin].
(10) Chris Carroll, « Obama’s comments could have long-term effect on sex assault cases», Stars and Stripes (17 juin 2013) en ligne : Stripes.com https://www.stripes.com/news/obama-s-comments-could-have-long-term-effect-on-sex-assault-cases-1.226297 (4 sept 2013).
(11) Slavin, supra, note 9.
(12) Matt Bewig, « Judge Rules Sailors Found Guilty of Sex Assault cannot be Dishonorably Discharged Due to Inappropriate Remarks by Obama », AllGov (17 juin 2013) en ligne : Allgov.com https://www.allgov.com/news/controversies/judge-rules-sailors-found-guilty-of-sex-assault-cannot-be-dishonorably-discharged-due-to-inappropriate-remarks-by-obama-130617?news=850314 (4 sept 2013).
(13) United States v Marcus Fulton, N.M.C.C.C.A. No. 201300233, (14 juin 2013) (requête), en ligne : Caaflog.com https://www.caaflog.com/wp-content/uploads/20130614-US-v-Johnson-Ex-Writ.pdf (6 sept 2013).
(14) United States v Marcus Fulton, N.M.C.C.C.A. No. 201300233, (17 juin 2013) (décision sur requête), en ligne : Caaflog.com https://www.caaflog.com/wp-content/uploads/20130617-US-v-Johnson-Stay-Order.pdf (6 sept 2013).
(15) Erik Slavin, « Hagel aims to curb unlawful influence arguments in trials» Stars and Stripes (15 août 2013) en ligne : Stripes.com https://www.stripes.com/news/us/hagel-aims-to-curb-unlawful-influence-arguments-in-trials-1.235262 (7 sept 2013). Pour une copie du mémorandum du secrétaire à la Défense, voir en ligne : Stripes.com https://www.stripes.com/polopoly_fs/1.235266.1376477341!/menu/standard/file/SECDEF%20Memorandum%20on%20Integrity%20of%20the%20Military%20Justice%20Process%206%20Aug%2013.pdf.
(16) United States v Eller, Misc. No. 2013-15 (A.F. Ct. Crim. Ap.), (21 juin 2013) (decision sur requête), en ligne : Caaflog.com https://www.caaflog.com/wp-content/uploads/20130621-McGrath-denied.pdf (7 sept 2013).
(17) Loi sur la défense nationale, L.R.C. (1985), ch. N-5 [LDN].
(18) Au sens de l’art. 2 de la LDN un « tribunal militaire » comprend notamment une « cour martiale ». Toujours selon le même article, la « cour martiale » se désigne entre autres sous l’appellation de « cour martiale générale ». Elle se compose d’un juge militaire et de cinq membres (LDN, par. 167(1)).
(19) Voir par exemple « Spy case won’t hurt Canada’s reputation, MacKay says » Canadian Broadcasting Corporation (17 janvier 2013) en ligne : CBC.ca https://www.cbc.ca/news/canada/nova-scotia/spy-case-won-t-hurt-canada-s-reputation-mackay-says-1.1163011 (22 sept 2013).
(20) A Mayrand, Dictionnaire de maximes et locutions latines utilisées en droit, 3ème éd., Yvon Blais, Cowan- sville, 1994.
(21) À la différence du Canada où, il n’y a qu’un niveau d’appel militaire (Cour d’appel de la cour martiale), les États-Unis ont deux niveaux d’appel militaire : un pour chaque élément (l’US Navy et le Corps des
Marines étant pour ces fins considérés comme une seule force) et un interarmées. Tant au Canada qu’aux États-Unis, le pallier final est leur Cour suprême respective.

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